vendredi 6 juin 2014

L'art




L'art est l'activité de production d’œuvres destinées à donner des émotions esthétiques. Si la culture est le développement des capacités humaines, l'art est la partie de la culture qui développe la sensibilité. La sensibilité est la capacité d'être affecté par des sensations et des émotions. La sensibilité à l'état brut est centrée autour des besoins immédiatement utiles à le préservation de l'espèce : manger, boire, dormir, se reproduire, fuir le danger, etc. Mais la culture développe la sensibilité au delà de la pure et simple réponse à ces besoins de base. Par exemple, on ne se contente pas de manger pour se nourrir, on développe une sensibilité culinaire et on cherche des plats plus raffinés que les racines et la viande crue. L'art peut être vu comme la production d’œuvres destinées à satisfaire notre sensibilité. Une oeuvre d'art visuelle apporte une certaine satisfaction par les qualités qu'elle offre à a vue par exemple.
Mais quelle est la nature de cette satisfaction? Toutes les œuvres d'art s'adressent-elles à notre sensibilité de la même façon? Y a-t-il quelque chose de commun dans ce que nous apportent des œuvres aussi différentes que :



et 


?

  1. Pourquoi fait-on de l'art ?

L'art n'est pas utilitaire : au contraire, les œuvres d'art sont soigneusement écartées des objets utilitaires. On les met dans des musées, dans des salles de théâtre, de concert, etc pour bien marquer cette séparation. Mais alors, si l'art n'est pas utilitaire, pourquoi fait-on de l'art ? Qu'est-ce que l'art apporte à la vie ?

On peut donner plusieurs réponses à cette question :

  • Le plaisir. L'art nous fait éprouver un plaisir « esthétique », c'est à dire un plaisir dû à la contemplation d'un objet. Le plaisir esthétique se caractérise par une certaine indépendance vis à vis de nos désirs : ce n'est pas la satisfaction d'un désir à travers la consommation d'un objet ou l'action sur quelque chose, le plaisir esthétique consiste plutôt à contempler.

  • Le divertissement. On peut considérer l'art comme un moyen d'oublier nos soucis, de fuir le quotidien pour un moment. Dans ce sens, l'art est une parenthèse agréable. Le mot « divertissement » exprime bien cela : il s'agit de se détourner des problèmes de la vie réelle à travers une création imaginaire. Notre rapport à l'art est souvent de l'ordre du divertissement : nous allons au cinéma pour passer une bonne soirée, nous écoutons de la musique pour danser et nous amuser, etc. Mais le divertissement n'est pas le propre de l'art. L'art n'est pas le seul moyen de divertissement, le tournoi de Roland Garos, le ski nautique, le whisky sont aussi des divertissements très efficaces.

  • Le message. L'art engagé et l'art religieux sont de bons exemples de la fonction de message de l'art. L'art a l'avantage sur les autres moyens de communication de frapper l'imagination, de mobiliser le corps, et par conséquent de donner plus de force au message. Pourtant, tout l'art n'a pas pour fonction de transmettre un message : une symphonie, par exemple, ne transmet pas un message au sens usuel du terme.

  • L'imitation. L'art peut reproduire la réalité. Selon une légende, le peintre Zeuxis avait si bien imité des raisins que les oiseaux venaient picorer son tableau. Selon Aristote, l'art répond à notre besoin d'imitation : l'homme est un animal imitateur, l'enfant apprend à parler et à agir en imitant les adultes, il prend plaisir à cet apprentissage parce qu'il suit son instinct imitateur. L'art est l'activité qui développe cet instinct d'imitation. Mais tout l'art ne peut pas se résumer à l'imitation : qu'est-ce que la musique imite ? Qu'est-ce que l'art abstrait imite ?

  • L'expression. L'art permet d'exprimer, c'est à dire d'extérioriser dans la matière ce qui est dans l'esprit, ou, autrement dit, de rendre objectif ce qui est subjectif. Mais l'expression artistique doit être distinguée de l' épanchement : l'épanchement consiste à exprimer ses sentiments pour les communiquer, pour dire ce que l'on ressent, mais l'expression artistique n'est pas une simple communication, c'est une façon de partager les émotions en les faisant éprouver aux autres. L'artiste ne cherche pas à exprimer seulement quelque chose de personnel, mais plutôt quelque chose d'universel, un sentiment partagé par tous à travers l'oeuvre.
    "Éveiller l'âme : tel est, dit-on, le but final de l'art, tel est l'effet qu'il doit chercher à obtenir.(…) Il nous procure, d'une part, l'expérience de la vie réelle, nous transporte dans des situations que notre expérience personnelle ne nous fait pas, et ne nous fera peut-être jamais connaître : les expériences des personnes qu'il représente, et, grâce à la part que nous prenons à ce qui arrive à ces personnes, nous devenons capables de ressentir plus profondément ce qui se passe en nous-mêmes. D'une façon générale, le but de l'art consiste à rendre accessible à l'intuition ce qui existe dans l'esprit humain, la vérité que l'homme abrite dans son esprit, ce qui remue la poitrine humaine et agite l'esprit humain. (…) Nous voyons ainsi que l'art agit en remuant, dans leur profondeur, leur richesse et leur variété, tous les sentiments qui s'agitent dans l'âme humaine, et en intégrant dans le champ de notre expérience ce qui se passe dans les régions intimes de cette âme. « Rien de ce qui est humain ne m'est étranger » : telle est la devise qu'on peut appliquer à l'art".
    Hegel, Esthétique (1832), Introduction

  • La connaissance. Les artistes nous apprennent à être sensible à des aspects de la réalité qui passent inaperçus dans notre vie quotidienne. Oscar Wilde dit que si Turner n'avait pas peint de couchers de soleils, nous ne serions pas capables de trouver cela beau aujourd'hui. Avant que Turner ait peint des couchers de soleil, les gens regardaient le coucher de soleil mais ils n’en voyaient pas la beauté. L'art nous fait éprouver des sensations et des émotions pour nous apprendre à sentir des aspects de la réalité. Il ne nous instruit pas à la manière d'une leçon théorique, mais en nous donnant directement l'exemple d'un aspect de la vie ou de la réalité : une mélodie va donner l'exemple d'une certaine joie, un tableau va donner l'exemple d'une certaine luminosité, un film va nous montrer l'exemple d'un certain type de relation humaine, etc. C'est pourquoi selon Nelson Goodman, les œuvres d'art sont des symboles, c'est à dire des signes qui indiquent quelque chose, mais elles n'indiquent pas des objets comme le mot « arbre » indique des arbres, elles indiquent plutôt des aspects en étant elles mêmes des exemples de ces aspects.
    C'est à travers les sensations et les émotions provoquées par l'oeuvre d'art que nous découvrons de nouveaux aspects de la réalité. Cela explique ce qui caractérise les émotions esthétiques, ce sont les mêmes émotions que celles ressenties en d'autres occasions, mais elles n'ont pas la même fonction : au lieu d'être simplement ressenties par réaction aux événements qui nous affectent, elles sont ressenties pour découvrir des aspects de la réalité. Ainsi, selon Nelson Goodman : « dans l'expérience esthétique, les émotions fonctionnent cognitivement (...) Dans l'expérience esthétique, l'émotion est un moyen de discerner quelles propriétés une oeuvre possède et exprime. » Tous les types d'émotions provoqués par les œuvres d'art nous apprennent quelque chose : « L'horreur et la révulsion que nous pouvons ressentir devant Macbeth, ne sont pas de moindres moyens de comprendre que l'amusement et la délectation que nous pouvons trouver à Pygmalion. » (Nelson Goodman, Les langages de l'art).

  1. La création artistique

On distingue la création artistique de la production et de la performance technique. On considère par exemple que le musicien n'est pas seulement celui qui sait faire des gammes, mais celui qui sait composer ou interpréter des thèmes musicaux. La création artistique met en œuvre un talent spécial. Cela pose la question du talent ou du « don artistique : faut-il avoir un don spécial pour être un artiste ?
Il est certain qu'on ne s'improvise pas artiste du jour au lendemain. Mais le talent artistiques est-il un don naturel ou le résultat d'un travail ?





Mozart est un génie incontesté, il a composé ses premières œuvres à l'âge de six ans, ce qui semble attester d'un don naturel.


Selon la thèse innéiste, l'artiste met en œuvre un talent qu'on peut appeler le « génie ». Selon Kant, le génie a trois caractérisiques essentielles :

1. c'est le talent de produire une œuvre originale

2. la production du génie sert de modèle, par conséquent il donne ses règles à l'art

3. c'est un talent naturel, inné, il ne suit pas de méthode et ne peut donc pas communiquer « les préceptes qui les mettent en état d'accomplir de semblables productions ».


La critique de la thèse innéiste soutient que le travail est une condition suffisante pour développer un talent artistique. Selon Nietzsche, le génie artistique n'est pas différent du talent d'un mécanicien : c'est le résultat d'un travail approfondi. Le génie serait donc acquis et non inné.

 "Comme nous avons bonne opinion de nous-mêmes, mais sans aller jusqu'à nous attendre à jamais pouvoir faire même l'ébauche d'une toile de Raphaël ou une scène comparable à celles d'un drame de Shakespeare, nous nous persuadons que pareilles facultés tiennent d'un prodige vraiment au-dessus de la moyenne, représentent un hasard extrêmement rare, ou, si nous avons encore des sentiments religieux, une grâce d'en haut. C'est ainsi notre vanité, notre amour-propre qui nous poussent au culte du génie : car il nous faut l'imaginer très loin de nous, en vrai miraculum, pour qu'il ne nous blesse pas (même Goethe, l'homme sans envie, appelait Shakespeare son étoile des altitudes les plus reculées ; on se rappellera ce vers : « Les étoiles, on ne les désire pas »). Mais, compte non tenu de ces insinuations de notre vanité, l'activité du génie ne paraît vraiment pas quelque chose de foncièrement différent de l'activité de l'inventeur mécanicien, du savant astronome ou historien, du maître en tactique ; toutes ces activités s'expliquent si l'on se représente des hommes dont la pensée s'exerce dans une seule direction, à qui toutes choses servent de matière, qui observent toujours avec la même diligence leur vie intérieure et celle des autres, qui voient partout des modèles, des incitations, qui ne se lassent pas de combiner leurs moyens. Le génie ne fait rien non plus que d'apprendre d'abord à poser des pierres, puis à bâtir, que de chercher toujours des matériaux et de toujours les travailler; toute activité de l'homme est une merveille de complication, pas seulement celle du génie : mais aucune n'est un « miracle ».
NietzscheHumain, trop humain 



  1. La réception des œuvres d'art

Voici des oeuvres d'art qui ont été controversées lors de leur réception, les controverses tournaient autour de deux questions : s'agit-il d’œuvres d'art? Ont-elles de la valeur?




"Déjeuner sur l'herbe" (1863), Manet




"Fontaine" (1917), Marcel Duchamp





"Balloon dog" (1994- 2000), Jeff Koons



Bien que l'on puisse s'y connaître en art, on peut se demander ce que l'on connaît précisément à part l'histoire de l'art et des artistes. Peut-on savoir ce qu'est l'art et ce qui fait la valeur d'une œuvre d'art ? Tout le monde n'est pas d'accord sur ce qui est de l'art ou pas. Par exemple, une œuvre comme « Fontaine » de Marcel Duchamp divise les avis : est-ce de l'art ou non ?

Même lorsqu'une œuvre est considérée comme artistique, elle n'est pas toujours appréciée de la même façon selon les goûts. On peut donc se demander si la réception et l'évaluation des œuvres d'art est arbitraire, si elle est déterminée par la sensibilité de chacun, par des facteurs sociologiques et si elle peut être objective.

Les jugements exprimés à propos des oevres d'art sont des « jugements de goût » : (def.) jugement qui attribue un prédicat esthétique (beau, élégant, grâcieux, laid, etc). On peut se demander si ces jugements de goût sont entièrement subjectifs (est-ce qu'ils ne font qu'exprimer un plaisir personnel) ou si ils ont une part d'objectivité. Comme le fait remarquer Kant, même si le jugement de goût dépend de nos réactions subjectives à un objet, il est difficile de considérer que le jugement de goût est une affaire purement personnelle. C'est pourquoi Kant distingue le beau (qui peut être considéré comme universel) et l'agréable (qui est particulier) :

« Pour ce qui est de l'agréable chacun se résigne ce que son jugement, fondé sur un sentiment individuel, par lequel il affirme qu'un objet lui plaît, soit restreint à sa seule personne. Il admet donc quand il dit : le vin des Canaries est agréable, qu'un autre corrige l'expression et lui rappelle qu'il doit dire : il m'est agréable ; il en est ainsi non seulement pour le goût de la langue, du palais et du gosier, mais aussi pour ce qui plaît aux yeux et aux oreilles de chacun. L'un trouve la couleur violette douce et aimable, un autre la trouve morte et terne ; l'un préfère le son des instruments à vent, l'autre celui des instruments cordes. Discuter à ce propos pour accuser d'erreur le jugement d'autrui, qui diffère du nôtre, comme s'il s'opposait à lui logiquement, ce serait folie ; au point de vue de l'agréable, il faut admettre le principe : à chacun son goût (il s'agit du goût des sens).
    Il en va tout autrement du beau. Car il serait tout au contraire ridicule qu'un homme qui se piquerait de quelque goût, pensât justifier ses prétention en disant : cet objet (l'édifice que nous voyons, le vêtement qu'un tel porte, le concert que nous entendons, le poème que l'on soumet à notre jugement) est beau pour moi. Car il ne suffit pas qu'une chose lui plaise pour qu'il ait le droit de l'appeler belle ; beaucoup de choses peuvent avoir pour lui du charme et de l'agrément, personne ne s'en soucie mais quand il donne une chose pour belle, il prétend trouver la même satisfaction en autrui ; il ne juge pas seulement pour lui mais pour tous et parle alors de la beauté comme si elle était une propriété d’objets ; il dit donc : la chose est belle, et s'il compte sur l'accord des autres avec son jugement de satisfaction, ce n'est pas qu'il ait constaté diverses reprises cet accord mais c'est qu'il l'exige. Il blâme s'ils jugent autrement, il leur dénie le goût tout en demandant qu'ils en aient ; et ainsi on ne peut pas dire : chacun son goût. Cela reviendrait à dire : il n'y a pas de goût, c'est-à-dire pas de jugement esthétique qui puisse légitimement prétendre l'assentiment universel. »

KantCritique de la faculté de juger,


Est-ce que la prétention du jugement de goût à pouvoir être partagé par tous est justifiée ? Est-ce une illusion ? Bien que cette question dépasse le cadre de l'art, elle est capitale pour comprendre notre rapport à l'art : la réception d'une œuvre est déterminé par le goût de l'observateur. Le goût est ambigü : est-il relatif à l'individu, à une société, ou y a-t-il un goût universel ?




La thèse relativiste soutient que le goût dépend de la sensibilité d'un individu ou des critères partagés par un groupe.

Thèse relativiste :

1) Les jugements de goût expriment un état subjectif (un sentiment) et non une propriété objective.
2) Ils ne peuvent pas être considérés comme vrais ou faux puisqu’ils ne représentent aucun fait qui permettrait de les vérifier.
3) Les jugements sont relatifs à la sensibilité de chacun.

+ (4) (relativisme social) La sensibilité est déterminée par la condition sociale.


Dans La distinction, Pierre Bourdieu montre les déterminations sociales du jugement de goût. Selon lui, le goût est relatif au style de vie partagé par un groupe de même niveau économique et ayant les mêmes références culturelles. Un des nombreux exemples qu'il utilise pour démontrer cette thèse est la comparaison entre les façons dont les individus jugent cette photo selon le milieu social dont ils sont issus :


Russell Lee, « The family of man ».

Les individus issus des classes les plus démunies n'émettent pas de jugements esthétiques, ils font des remarques plus terre à terre : « La grand mère, elle a dû travailler dur, on dirait qu'elle a des rhumatismes. (...) » (Ouvrier, Paris). Au fur et à mesure que l'on monte dans la hiérarchie sociale (économique et culturelle), les jugements se font de plus en plus esthétiques et considèrent les mains comme des symboles plutôt que comme des choses concrètes : « On dirait que ça a été un tableau qui a été photographié (…) ; en tableau ça doit être drôlement beau » (Employé, province) ; « Ce sont les mains des premiers tableaux de Van Gogh, une vieille paysanne ou les mangeurs de pomme de terre. » (Cadre moyen, Paris) ; « Ces deux mains évoquent indiscutablement une vieillesse pauvre, malheureuse. » (Professeur, province). Le jugement de goût semble donc bien déterminé par la condition sociale.

Mais si le jugement est différent selon la condition social, cela ne signifie pas forcément qu'il n'y a pas de jugement objectif possible. Cela signifie seulement que la façon de réagir à une œuvre d'art est déterminée par l'origine sociale. Selon la thèse réaliste, il y a néanmoins des propriétés esthétiques objectives qui peuvent être observées.

Thèse réaliste :

1) Certains objets ont une des propriétés esthétiques qui causent des plaisirs et des douleurs caractéristiques.
2) Les jugements de goût se réfèrent à ces propriétés.
3) Les jugements de goût ne sont donc pas forcément subjectifs et relatifs.

Mais qui est capable de détecter ces propriétés esthétiques ? Qui est plus apte à fixer la norme du goût ? Selon Hume, la norme du goût est fixée par les critiques. Les critiques n'instaurent pas les normes de façon arbitraire, ils se rapprochent tant que possible du « critique idéal ». Le critique idéal a :

- De la « délicatesse » : il sait percevoir des nuances fines de sensations et de sentiments.
- De la pratique : il connaît bien un ou plusieurs arts.
- Il est capable de comparer les œuvres entre elles.
- Il est « clarifié de tout préjugé ».

Le critique idéal est celui qui juge comme tout le monde devrait jugé s'il avait les sens et le jugement suffisamment développés. Hume suppose qu'il y a une nature humaine commune, c'est à dire une similarité suffisante entre les différents êtres humains pour qu'une norme du goût soit possible.


Enfin, si l'idée de propriétés esthétiques réelles pose problème (quelle serait leur nature?) une réponse à la question de l'objectivité du goût qui n'est ni réaliste ni relativiste a été proposée par Kant. Kant soutient que le jugement de goût est subjectif mais qu'il peut prétendre être valable universellement. Dire « c'est beau » n'est pas simplement exprimer un plaisir personnel (« ça me plait »), c'est plutôt exprimer une jugement produit par une faculté de juger commune à l'humanité. On peut alors supposer que tout homme mis dans les mêmes conditions aurait pu faire le même jugement. Mais y a-t-il une telle faculté de juger commune à l'humanité ?

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