Texte de Durkheim étudié dans le cours sur la société
[La
société] est, pour les consciences individuelles, un objectif
transcendant. En effet, elle déborde l’individu de toutes parts.
Elle le dépasse matériellement, puisqu’elle résulte de la
coalition de toutes les forces individuelles. Mais, à elle seule,
cette grandeur serait insuffisante. L’univers, lui aussi, dépasse
l’individu, l’écrase de son énormité, et pourtant l’univers
n’est pas moral. Seulement, la société est autre chose qu’une
puissance matérielle ; c’est une grande puissance morale.
Elle nous dépasse, non pas seulement physiquement, mais
matériellement et moralement. (…) la civilisation, c’est
l’ensemble de tous les biens auxquels nous attachons le plus grand
prix ; c’est l’ensemble de toutes les plus hautes valeurs
humaines. Parce que la société est à la fois la source et la
gardienne de la civilisation, parce qu’elle est le canal par lequel
la civilisation parvient jusqu’à nous, elle nous apparaît donc
comme une réalité infiniment plus riche, plus haute que la nôtre,
une réalité d’où nous vient tout ce qui compte à nos yeux, et
qui pourtant nous dépasse de tous les côtés puisque de ces
richesses intellectuelles dont elle a le dépôt, quelques parcelles
seulement parviennent jusqu’à chacun de nous. Et plus nous
avançons dans l’histoire, plus la civilisation devient une chose
énorme et complexe ; plus par conséquent elle déborde les
consciences individuelles, plus l’individu sent la société comme
transcendante par rapport à lui. Chacun des membres d’une tribu
australienne porte en lui l’intégralité de sa civilisation
tribale ; de notre civilisation actuelle, chacun de nous ne
parvient à intégrer qu’une faible part.
Mais
nous en intégrons toujours quelque part en nous. Et ainsi, en même
temps qu’elle est transcendante, par rapport à nous, la société
nous est immanente et la sentons comme telle. En même temps qu’elle
nous dépasse, elle nous est intérieure, puisqu’elle ne peut vivre
qu’en nous et par nous. Ou plutôt elle est nous-même, en un sens,
et la meilleure partie de nous-même, puisque l’homme n’est un
homme que dans la mesure où il est civilisé. Ce qui fait vraiment
de nous un être humain, c’est que nous parvenons à nous assimiler
de cet ensemble d’idées, de sentiments, de croyances, de préceptes
de conduites que l’on appelle la civilisation. (…) Abandonné à
lui-même, l’individu tomberait sous la dépendance des forces
physiques ; s’il a pu y échapper, s’il a pu s’affranchir,
se faire une personnalité, c’est qu’il a pu se mettre à l’abri
d’une force sui generis, force intense, puisqu’elle
résulte de la coalition de toutes les forces individuelles, mais
force intelligente et morale, capable, par conséquent, de
neutraliser les énergies inintelligentes et amorales de la nature :
c’est une force collective. Permis au théoricien de démontrer que
l’homme a droit à la liberté ; mais quelle que soit la
valeur de ces démonstrations, ce qui est certain, c’est que cette
liberté n’est devenue une réalité que dans et par la société.
Durkheim, Sociologie
et philosophie, Ch.II.
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