mardi 23 avril 2013


Texte de Durkheim étudié dans le cours sur la société


[La société] est, pour les consciences individuelles, un objectif transcendant. En effet, elle déborde l’individu de toutes parts. Elle le dépasse matériellement, puisqu’elle résulte de la coalition de toutes les forces individuelles. Mais, à elle seule, cette grandeur serait insuffisante. L’univers, lui aussi, dépasse l’individu, l’écrase de son énormité, et pourtant l’univers n’est pas moral. Seulement, la société est autre chose qu’une puissance matérielle ; c’est une grande puissance morale. Elle nous dépasse, non pas seulement physiquement, mais matériellement et moralement. (…) la civilisation, c’est l’ensemble de tous les biens auxquels nous attachons le plus grand prix ; c’est l’ensemble de toutes les plus hautes valeurs humaines. Parce que la société est à la fois la source et la gardienne de la civilisation, parce qu’elle est le canal par lequel la civilisation parvient jusqu’à nous, elle nous apparaît donc comme une réalité infiniment plus riche, plus haute que la nôtre, une réalité d’où nous vient tout ce qui compte à nos yeux, et qui pourtant nous dépasse de tous les côtés puisque de ces richesses intellectuelles dont elle a le dépôt, quelques parcelles seulement parviennent jusqu’à chacun de nous. Et plus nous avançons dans l’histoire, plus la civilisation devient une chose énorme et complexe ; plus par conséquent elle déborde les consciences individuelles, plus l’individu sent la société comme transcendante par rapport à lui. Chacun des membres d’une tribu australienne porte en lui l’intégralité de sa civilisation tribale ; de notre civilisation actuelle, chacun de nous ne parvient à intégrer qu’une faible part.

Mais nous en intégrons toujours quelque part en nous. Et ainsi, en même temps qu’elle est transcendante, par rapport à nous, la société nous est immanente et la sentons comme telle. En même temps qu’elle nous dépasse, elle nous est intérieure, puisqu’elle ne peut vivre qu’en nous et par nous. Ou plutôt elle est nous-même, en un sens, et la meilleure partie de nous-même, puisque l’homme n’est un homme que dans la mesure où il est civilisé. Ce qui fait vraiment de nous un être humain, c’est que nous parvenons à nous assimiler de cet ensemble d’idées, de sentiments, de croyances, de préceptes de conduites que l’on appelle la civilisation. (…) Abandonné à lui-même, l’individu tomberait sous la dépendance des forces physiques ; s’il a pu y échapper, s’il a pu s’affranchir, se faire une personnalité, c’est qu’il a pu se mettre à l’abri d’une force sui generis, force intense, puisqu’elle résulte de la coalition de toutes les forces individuelles, mais force intelligente et morale, capable, par conséquent, de neutraliser les énergies inintelligentes et amorales de la nature : c’est une force collective. Permis au théoricien de démontrer que l’homme a droit à la liberté ; mais quelle que soit la valeur de ces démonstrations, ce qui est certain, c’est que cette liberté n’est devenue une réalité que dans et par la société.

                                                                            Durkheim, Sociologie et philosophie, Ch.II.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire